À l’heure du personnel Branding, de la cyber réputation, des avis divers et variés sur tout et n’importe quoi, sommes nous devenus où redevenus des gamins qu’il faut noter ? Évaluer ? Liker ?
Réseaux sociaux, sites de vente ou applis annuaires, notes Google, on note partout et tout le monde, et cette tendance s’exporte dans nos pratiques sociales, influence notre vision du monde, car ce ne sont pas que les avis ou les vanity metrics qui se multiplient même si ceux ci sont les variables sur lesquels ces systèmes s’appuient, peu importe l’intérêt de la publication originelle.
Car l’objectif, ne l’oublions pas, consiste à faire réagir et les vanity metrics sont agnostiques quant à la qualité intrinsèque de la publication. La variation des scores de viralité peut enfin être extrêmement grande entre les posts d’un même compte, ce qui conduit là aussi à des effets d’apprentissage, pour maintenir une réputation à un niveau constant.
Source : https://esprit.presse.fr/article/dominique-boullier/mediologie-de-la-vanite-en-ligne-44227
Dans le monde professionnel, cette évaluation pré existait, mais dans nos activités quotidiennes nous agissons de plus en plus comme des acteurs économiques qui cherchent à maximiser leurs choix. Les réseaux sociaux sont probablement l’une des formes les plus abouties du capitalisme et c’est donc aussi sur ces supports que nous avons pris cette habitude et appris cette relation transactionnelle qu’est l’action de validation. Historiquement c’est le retweet qui a commencée cette histoire, et je vais encore une fois citer Dominique Boullier :
Le bouton retweet (RT) constitue de ce point de vue une merveille de design attentionnel. Il est inventé en novembre 2009. On parlait auparavant de comptes et de personnes influentes sur Twitter dès lors qu’elles avaient beaucoup de followers. Lors des émeutes en Iran de juin 2009, cependant, l’accent est mis plutôt sur le pouvoir des retweets (un maximum étant alors un volume de 200 RT !). Les médias et le Time lui-même seront conduits à parler (abusivement, comme pour le printemps arabe à venir) de « Twitter revolution ». Twitter saisit au vol cette expérience pour transformer le design de son interface : au lieu de demander à l’utilisateur de taper « RT@username » ou « retweet@username » avant le message, l’interface propose un bouton RT (inspiré de Tumblr, Twhirl, Tweetdeck, Digg et Tweetmeme d’ailleurs). L’effort demandé est considérablement allégé. Mieux même, on peut dire que ce design propose une affordance (« offre d’action ») nouvelle dans le sens où ce bouton, par son affichage et sa simplicité, encourage à l’utiliser à moindres frais et, pourrait-on dire, quasi automatiquement. Nul besoin de délibérer, de peser le pour et le contre, rien ne s’oppose à enclencher la machine à réplications à l’instant même où l’on perçoit un tweet, un hashtag, une image ou même toute publication d’un compte que l’on suit systématiquement. Le court-circuit de la décision fait partie de ce design attentionnel que l’on appelle la captologie1, qui recherche tous les ressorts pour capter notre attention à son niveau de signal le plus bas, c’est-à-dire le moins « conscient » et donc le plus puissant.
Source : Dominique Boullier, Comment sortir de l’emprise des réseaux sociaux, 2020
Sont venus ensuite les likes, les validations sur LinkedIn, les avis Google, les Yelp, trip advisors et autres. On note tout, partout, on donne son avis sur tout, tout le temps.
C’est principalement à cause d’un principe de psychologie sociale appelé la “preuve sociale”
Selon ce principe, un individu ne sachant quoi faire ou penser, aura tendance à adopter le comportement ou le point de vue des autres, à la fois parce que c’est simple et rassurant. N’oublions jamais que fondamentalement notre cerveau est fondamentalement paresseux.
« Habituellement, quand un grand nombre de gens fait quelque chose, nous comprenons que c’est la meilleure chose à faire. Cette vérification par les faits est à la fois la force et la faiblesse du principe de la preuve sociale. […] La preuve sociale représente un raccourci commode, mais elle rend en même temps celui qui l’emprunte vulnérable aux assauts des profiteurs embusqués sur le chemin. »
Source : Robert Cialdini, Influence et Manipulation
Systématisé par internet et le marketing en ligne, ce levier a envahi notre façon de voir le monde, aidé en cela par nos biais cognitifs.
Donner un avis n’est pas nécessairement être honnête
Puisque nous sommes ici dans une logique économique, il était logique et peut être inévitable que se développe un marché où l’on va vendre, utiliser comme arme commerciale, tromper, voler. Des entreprises ont très bien compris la valeur de ces avis et de l’importance de paraître reconnu(e). Sont donc apparus les faux avis et les ventes de followers, on peut donc s’acheter pour chaque réseau social des interactions, des followers, une pratique commerciale qui n’est pas sans risque puisque les plateformes ont commencé à se méfier, certains comptes étaient parfois réels, mais volés à leurs propriétaires qui sont alors victimes ni plus ni moins que d’un vol d’identité :
Les faux comptes, déployés par les gouvernements, les criminels et les entrepreneurs, infestent désormais les réseaux sociaux. Selon certains calculs, jusqu’à 48 millions d’utilisateurs actifs de Twitter, soit près de 15 %, sont des comptes automatisés conçus pour simuler de vraies personnes, bien que la société affirme que ce nombre est bien inférieur. En novembre, Facebook a révélé aux investisseurs qu’il comptait au moins deux fois plus de faux utilisateurs que prévu, indiquant que jusqu’à 60 millions de comptes automatisés pourraient parcourir la plus grande plateforme de médias sociaux au monde. Ces faux comptes, appelés robots, peuvent contribuer à influencer les audiences publicitaires et à remodeler les débats politiques. Ils peuvent frauder les entreprises et ruiner leur réputation. Pourtant, leur création et leur vente tombent dans une zone grise juridique. « La viabilité continue des comptes et des interactions frauduleuses sur les plateformes de médias sociaux – et la professionnalisation de ces services frauduleux – est une indication qu’il y a encore beaucoup de travail à faire », a déclaré le sénateur Mark Warner, démocrate de Virginie et membre éminent de la commission sénatoriale du renseignement qui enquête sur la propagation de faux comptes sur Facebook, Twitter et d’autres plateformes.
Source : https://www.nytimes.com/interactive/2018/01/27/technology/social-media-bots.html?smid=tw-nytimes&smtyp=cur*
Au delà c’est aussi la transformation en arme de ces avis et recommandations pour nuire, il n’est pas rare pour les commerces de voir leurs concurrents publier ou faire publier par leur réseau des avis critiques, quand ils ne descendent pas en flèche le restaurant ou l’entreprise qui s’est installée il y a peu.
L’impact de ces dénigrements lorsqu’il s’agit de sociétés commerciales peut avoir des conséquences dévastatrices sur la réputation d’une entreprise. Ses clients, partenaires ou investisseurs potentiels sont influencés par ces informations négatives, la confiance et la crédibilité de l’entreprise, son e-réputation tout comme celle d’une personne peuvent la ruiner.
S’agissant d’une personne c’est à la fois plus délicat car le dénigrement peut être considéré comme de la diffamation et est juridiquement condamnable. Mais c’est plus délicat lorsqu’il s’agit d’avis. Le développement des applications de rencontre sur lesquelles chacun est concurrence avec les autres est un espace gris, le dénigrement peut être plus compliqué à établir. La logique est encore une fois une logique économique, une économie des sentiments et de l’égo ce qui rend encore plus complexe à la fois l’impact et la perception des interactions et des avis.
Nous sommes donc à la fois à la recherche d’informations mais comme toujours et contrairement aux idées des penseurs libéraux, la concurrence n’est pas parfaite car l’information est manipulée. Et plus les enjeux sont élevés, plus les actions engagées vont être importantes.
Pour Adam Smith et Friedrich Hayek, l’accès à une information complète et précise est indispensable au bon fonctionnement des marchés et à la prise de décisions éclairées. Dans l’optique libérale, la concurrence efficace et la maximisation du bien-être dépendent d’une information transparente. Adam Smith, dans « La Richesse des Nations », met en évidence que l’information équilibrée favorise l’allocation optimale des ressources. La réalité est que l’information n’est ni complète, ni précise, ni exempte de biais, ni exempte de manipulation.
Noter le service, de faire confiance à la malveillance
Le principe de noter un service n’est pas nouveau, l’histoire du guide Michelin en est un exemple. Petit détour historique :
Créé en 1900 par les frères André et Édouard Michelin, il est publié pour la première fois à l’occasion de l’exposition universelle de 1900 sous la forme d’un guide publicitaire offert avec l’achat de pneumatiques. André Michelin a le nez creux et ne s’adresse pas qu’aux cyclistes mais à l’idée de le proposer sur le marché automobile en train de naître (2 400 conducteurs). Le guide informe sur les rares garagistes, des médecins, propose une carte routière avec le plan de quelques villes….
Après la Première Guerre mondiale, l’automobile qui s’est démocratisée en tant que moyen de transport et avec la RN7 qui relie la Côte d’Azur au nord de la France et au de là de l’Europe, c’est la naissance d’une première version du tourisme. C’est donc à partir de 1920 que les restaurants vont intégrer le Guide. Il faut attendre 1926 pour qu’apparaissent les « étoiles de bonne table » pour distinguer les meilleurs restaurants. Ce sera enfin en 1931 que sera créé le classement en 1, 2 et 3 étoiles devenu aujourd’hui un symbole mondialement connu.
Depuis, les guides du routard, guides de voyages papier puis les notations par les sites et applis se sont multipliés… Nous cherchons pour nous rassurer des arguments afin de valider nos choix. l’économie numérique a systématisé ce fonctionnement, qu’il s’agisse de noter le livreur, le grec du coin, l’étoilé ou le service client. Car noter c’est générer une échelle de valeur. Pouvoir vendre l’idée de la qualité, jusqu’à l’absurde. Cette partie du spectacle de Blanche Gardin dans lequel elle évoque le bouton buzzer pour noter la dame pipi est pour moi extrêmement parlant
Il évoque cette propension à noter tout et n’importe quoi que propose la technologie. Et le sentiment de valorisation, de pouvoir, aussi micro soit il d’avoir pu donner son avis. Mais un peu plus loin, dans ce même sketch il y a cette phrase “les seuls pauvres qui rentrent dans un aéroport c’est pour nettoyer les chiottes” et c’est là un autre aspect de cette notation permanente, On note très facilement ceux qui sont en bas de l’échelle sociale, on note les plus fragiles, les plus précaires dans une logique de justification managériale que l’on n’applique pas aussi systématiquement aux postes plus élevés. La notation devient une question de classe sociale, tant du point de vue de la notation par ces outils et applications que par les algorithmes de la CAF.
Si cette notation s’applique beaucoup plus systématiquement à ces travailleurs, elle s’est répandue à tous les niveaux lorsqu’il s’agit de donner son avis en ligne. Un professionnel qui a un compte Google business à vérifier peut-être noté, et pour peu qu’on ait envie de le dénigrer, de faire de la concurrence déloyale, il est facile de le noter, de laisser des commentaires négatifs, parfois jusqu’au harcèlement en règle.
De la notation à l’avis à la manipulation
Chercher des avis c’est fondamentalement s’informer sur quelqu’un ou quelque chose. Manipuler cette information peut servir des objectifs financiers, politiques, voire géopolitiques. Quelqu’un a dit « puces de lit? »…
Depuis plusieurs mois déjà la DGCCRF a commencé a pratiquer le name & shame et a condamner les influenceurs qui utilisent leur notoriété et leur communauté pour faire plus ou moins cela, c’est à dire manipuler les avis en mettant en avant des produits ou prestations sans dire qu’ils sont rémunérés pour cela. Ce qui fausse bien évidement la valeur de cet avis.
Concrètement, les agents regardent si une publication ressemble à une publicité sans que la collaboration rémunérée soit clairement indiquée. Par exemple, parler d’un séjour qui a été offert par une agence de voyage sans expliquer qu’il s’agit d’un cadeau n’est pas légal. Ils vérifient également si les produits vendus sont autorisés en France (il est ainsi interdit de vendre de la contrefaçon). Les agents s’assurent aussi que le placement de produit respecte les règles qui entourent la publicité pour le produit concerné. Par exemple, il n’est pas permis de mettre en avant le fait que des cosmétiques sont « non testés sur les animaux » car ces tests sont interdits par la réglementation européenne. Le fait de le mettre en avant laisse donc sous-entendre que d’autres marques vendues en France ont ces pratiques.
Source : https://www.bfmtv.com/tech/la-dgccrf-nous-raconte-comment-elle-enquete-sur-les-mauvaises-pratiques-des-influenceurs_AN-202308120042.html
Au delà ce sont littéralement des ingérences programmées comme l’explique le rapport de la commission d’enquête de l’assemblée nationale concernant les ingérences étrangères
La guerre informationnelle se joue d’abord sur les plateformes numériques, espaces peu régulés où la désinformation peut circuler de manière massive et virale grâce aux trolls, bots, deep fake et autres techniques informatiques. La lutte des pouvoirs publics français et européens contre la diffusion artificielle ou automatisée de faits inexacts ou trompeurs a fait des progrès mais beaucoup reste à faire du côté des plateformes et en matière de politique de prévention et d’éducation. L’affaire dite « Story Killers » révélée par le consortium de journalistes Forbidden Stories, impliquant notamment un présentateur de la chaîne BFM-TV, est révélatrice de l’apparition de nouveaux mercenaires de la désinformation et de la manipulation de l’information, apparition d’autant plus inquiétante que leurs services peuvent être loués par des États étrangers et que les médias français semblent vulnérables face à ce type d’ingérence.
Source : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/dossiers/alt/ingerences_pol_puiss_etrangeres
Lorsque nous réfléchissons en temps que médiateurs numériques à l’éducation aux médias et à l’information, nous avons cette habitude, peut être ce biais de centrer notre réflexion sur les médias et les choix dans ceux ci. Sans intégrer cette notion, ce signal peut être plus faible que sont les avis, car l’avis est bien moins perçu comme porteur d’une valeur informative que nous reconnaissons en temps que groupe. En temps que personne, car l’avis est une pratique plus personnelle, cette valeur conférée n’est pas la même. Si nous valorisons notre avis publiquement, nous ne valorisons pas nos choix d’avis de la même façon. On like un commentaire sur LinkedIn, mais on ne like pas un like… Peut être seulement évoquerons nous ces avis pour expliquer pourquoi cette application plutôt qu’une autre nous semble recommandable et recommandée.
On analysera des quantités et des types d’avis, on évaluera pas l’importance sur nos choix de ces avis.
L’avis : une valorisation algorithmique du contenu
L’avis, le like sont les paramètres d’une reconnaissance d’un contenu, c’est un élément de calcul pour les algorithmes utilisés par les réseaux sociaux pour valoriser le contenu. Les réseaux vendent notre “temps de cerveau disponible”, notre attention, principalement à des annonceurs. Plus nous sommes présents et interagissons, plus il est possible de nous faire voir des pubs. Et le moteur d’un temps passé plus long, c’est la viralité du contenu :
La viralité est un processus de promotion d’un contenu numérique (rumeur, info, photo,vidéo) qui repose sur un système de recommandations. De la réception au renvoi rapide à des pairs proches ou inconnus, il s’agit d’un « bouche-à-oreille en ligne » dans l’espace informationnel d’Internet. La provenance de l’information virale n’a pas d’origine fixe et il n’existe pas de raison prédéfinie pour qu’un contenu se diffuse. Les phénomènes de succès en ligne procèdent de plusieurs agents de propagation : une information peut être partagée d’abord entre internautes par lien avec leurs proches jusqu’au plus grand nombre, puis peut survenir un relai de diffusion dans un média, en ligne ou hors ligne, qui reprend et commente l’info. La promotion d’une information peut provenir également de domaines professionnels(vente, politique, médias). Si les causes et les conséquences de la viralité ne font pas consensus, il est possible de repérer des conditions favorables à la propagation en ligne, telles que la nature des partageurs et des réseaux de diffusion, les techniques de « matraquage » informationnel et les caractéristiques des contenus eux-mêmes.
Source : https://www.clemi.fr/fr/ressources/nos-ressources-pedagogiques/ressources-pedagogiques/viralite-informationnelle-et-communication.html
En cela, au delà de ses impacts, l’avis (qu’il s’agisse d’un commentaire, d’un like) est une mesure qui permet de mieux vendre de la pub, la pub étant l’un des principaux moteurs économiques d’internet. Les médias au delà du trafic généré sur leur site proposent souvent des espaces commentaires en bas de leurs articles, pour favoriser justement cet engagement. Je n’y echappe pas, vous pouvez laisser un commentaire ou liker le post qui relaiera cet article sur linkedin.
Quelques liens pour poursuivre la réflexion :
- https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-code-a-change/pourquoi-s-est-on-mis-tout-noter-avec-vincent-coquaz-5989451
- https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-pieds-sur-terre/tous-evalues-sous-le-joug-des-etoiles-5075857
- https://www.ladn.eu/nouveaux-usages/chat-polonais-everest-et-bar-tabac-pourquoi-voulons-nous-attribuer-des-notes-a-absolument-tout/
- https://www.journaldunet.com/seo/1528199-faux-avis-l-ia-brouille-les-cartes/
- https://siecledigital.fr/2023/05/05/mozilla-rachete-fakespot-pour-mettre-fin-aux-faux-avis-sur-les-sites-de-commerce/
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