L’ancien historien que je suis n’est jamais très loin dans ma façon de penser les choses et cet article en est (encore une fois) la preuve. Ma question est de savoir comment nous analyserons nos pratiques d’aujourd’hui demain. Les documentons nous ou bien sont elles prises dans le flot du quotidien ?
Je me rappelle encore de mes usages et pratiques numériques et d’internet d’il y’a 25 ans, ils nourrissent mes réflexions d’aujourd’hui mais je n’ai pas écrit un journal de ces pratiques, je les aie vécues et elles ont évolué. Si quelques documentaires ou articles peuvent témoigner de ces pratiques, elles ne laissent pas de traces, elles ne sont pas systématiquement “documentées ». Ni par nous même (parce que nous n’identifions pas celles ci comme une information qui pourrait être pertinente pour une analyse future), ni de façon objective et systématique par la recherche ou les journalistes qui ne s’intéressent généralement qu’à celles qui présentent un effet particulier ou problématique. La pratique de « garder mémoire » n’est pourtant pas nouvelle (journaux, mémoires, blogs, mur de cavernes…).
Pourquoi documenter sa pratique du numérique
Il ne s’agit pas non plus d’un nouveau nombrilisme (ce que certaines de nos pratiques sont, le selfie par exemple peut être) mais de permettre une mise en contexte de notre relation à ces outils, à ces supports, pour comprendre pourquoi telle époque ou matériel a créé tel usage. Et ce que ces usages expriment de notre relation, de notre vision, de notre utilisation des technologies. Mon ressentit est sûrement en partie biaisé parce que mes “anciennes pratiques” n’ont pas vraiment eu cette attention, alors qu’aujourd’hui à la fois au travers du travail de recherche et au travers de l’inclusion numérique nous analysons plus ces aspects. L’impact des réseaux sociaux, des terminaux mobiles que sont les smartphones, sont tels qu’ils sont nécessairement plus analysés.
L’omniprésence du numérique a rendu l’analyse de celui ci plus nécessaire, plus pertinente. Nos usages des années 90 n’ont peut être pas eu droit à cette attention.
Au delà de ces recherches, c’est documenter sa propre pratique de ces outils qui m’intéresse.
Parce qu’elle me permet de voir de façon peut être un peu plus objective et avec un peu plus de recul son influence sur ma vie, mon quotidien. Les outils de “temps d’écran” sur certains smartphones, de temps passés sur telle ou telle application sont des supports intéressants pour cette introspection, mais les avons-nous seulement perçus comme tels ?
De la même façon l’historique de mon navigateur n’est il pas une mémoire de mes centres d’intérêts, de mes usages du réseau.
Entre “anciens”, nous évoquons altavista, yahoo ou lycos (moteurs de recherche) icq, aol messenger (messageries instantanées), le téléchargement / partage de fichiers par ftp ou napster, emule (logiciels P2P)… Des noms qui n’évoqueront pas grand chose pour certains d’entre vous mais qui sont des madeleines de Proust pour d’autres. D’autres les ont remplacés et continueront à le faire, même si vous n’imaginez pas encore que ceux que vous utilisez aujourd’hui seront un jour eu aussi des capsules temporelles. Pensez à ce qui arrive à twitter en ce moment par exemple…
J’ai particulièrement aimé un article qui évoquait les forums de cinéphiles des années 90-2000 car j’ai moi même fréquentés ces espaces et aie nourrie ma passion pour le cinéma et la découverte grâce à eux. Et leur “disparition” comme l’écrit très bien l’auteur :
Les forums furent à une époque un véritable conduit d’audience, ils étaient extrêmement visités. Mais c’était une audience de moindre qualité au niveau des enjeux publicitaires, elle n’était pas monétisable. Cela aurait été un gros investissement de les maintenir. À un moment, la règle économique s’est appliquée, et on a dû arrêter. » Yoann Sardet poursuit : « Cet arrêt s’est inscrit dans une dynamique d’évolution des usages. Les forums ont été centraux durant la décennie 2000-2010, mais il y a ensuite eu la naissance des réseaux sociaux et l’utilisation de plateformes de commentaires.
Source : https://www.troiscouleurs.fr/article/decryptage–les-forums-lieu-privilegie-de-la-cinephilie
La mémoire d’internet : Internet Archive et la Wayback Machine
Heureusement il y a quelques grands malades.
Oui, parce que vouloir archiver le web visible, il faut quand même être un grand malade à la base pour avoir cette idée géniale. Ce sont les personnes qui gèrent l’Internet Archive: Digital Library of Free & Borrowable Books, Movies, Music & Wayback Machine plus affectueusement appelée la Wayback Machine. Et celle ci existe depuis 1997, projet d’un jeune informaticien Brewster Kahle qui voulait construire une « Library of Everything » du numérique. Il souhaitait, je le cite répertorier et conserver « toutes les œuvres publiées de l’humanité, être gratuit pour le public et structuré comme une organisation à but non lucratif pour durer dans le temps ».
Au fur à mesure des années, l’internet archive a évolué et la quantité de données avec elle. Aspirer les sites par l’intermédiaire des liens hypertexte était possible par l’utilisation de logiciels « aspirateurs de sites » que j’ai moi même utilisés à l’époque. La structure des sites en html permettait cette récolte, en même temps qu’étaient conçus les bots qui aillaient référencer le web. Il faut attendre le début des années 2000 pour que le site commence a stocker des vidéos, accompagnant l’évolution de nos pratiques. Et en 2001 c’est le début de la Wayback Machine qui permet de voyager dans le temps.
Le versant français de cette idée est généré par la BNF et ces données
“représentent à ce jour plus d’1 pétaoctet de données. Les toutes premières collections, constituées à titre expérimental et par l’apport d’Internet Archive, remontent à 1996. (…) Au sein de ces collectes ciblées, les collectes dites « courantes » portent sur des sites de référence dans la continuité des autres types de collections de la BnF. Les collectes projets, en coopération, documentent quant à elles les thématiques transverses, ou les événements majeurs, à l’instar des élections. Enfin il existe des collectes d’urgence qui concernent des événements inattendus ayant un fort impact sur la société et qui sont relayés de façon spontanée dans les réseaux sociaux.”
Récemment la BnF s’est lancée dans l’archivage des skyblogs, qualifié aujourd’hui de “trésor sociologique” même si en leur temps la réputation de cette célèbre plateforme était plutôt à la moquerie.
Cela démontre à la fois que nos pratiques ne sont pas exemptes de jugements, mais surtout que conserver la mémoire de ces usages passe beaucoup par la sauvegarde de ce qui est archivable (les données), quand nos utilisations seront plus difficiles à retracer (à part via les commentaires, articles, posts de blogs ou de forums) sur des sujets. Une belle question à étudier pour les sociologues et les archivistes.
Archiver nos pratiques c’est aussi archiver les contenus que nous avons générés
Sauvegarder, c’est ne pas perdre ses données. Et ces données on peut y avoir un attachement sentimental (surtout lorsqu’il s’agit de nos photos) car elles sont un souvenir de moments importants, heureux parfois, il est donc important de les sauvegarder car ces données ne sont pas immortelles.
Vous venez de perdre votre smartphone, votre disque dur vient de claquer, votre entreprise est victime d’un ransomware, votre compte google vient d’être effacé…
Et vous venez de perdre un pan de votre mémoire (numérique ou pas).
Pour ceux qui l’ont déjà vécu, cela peut être violent. Je n’ai cessé de recommander à toutes les personnes que j’ai croisées de sauvegarder systématiquement. Entreprises, professionnels, amis, familles, ceux que j’ai formés et forme encore… Sauvegardez, toujours, régulièrement.
Ces données sont plutôt faciles à sauvegarder (cloud, disques externes) pour peu qu’on s’organise.
Mais sauvegarder les contenus que nous avons créés, c’est plus aléatoire. Blogs, posts de forum, réseaux sociaux… Cette mémoire là nous ne percevons pas le danger des les perdre. Car nous n’imaginons pas qu’un réseau social ou qu’un compte sur le site d’un GAFAM va disparaître. Et pourtant cette année, cela a commencé avec google et twitter.
Exporter ses publications de son réseau social, c’est aussi une forme de conservation de la mémoire surtout qu’avec la transformation de Twitter en “X”, et les dégâts provoqués par les décisions erratiques de son nouveau “propriétaire”, on perd déjà une partie de celle ci, les anciens liens et images (avant 2014) ayant disparus :
Sauvegardez donc vos contenus facebook ou twitter
Pour X (twitter) : https://help.twitter.com/fr/managing-your-account/how-to-download-your-twitter-archive
Pour facebook : https://fr-fr.facebook.com/help/212802592074644
Pour Google : https://www.linuxtricks.fr/wiki/sauvegarder-son-compte-google-gmail-drive-contacts
Archiver internet ce n’est pas nécessairement archiver nos pratiques
Si c’est probablement la partie la plus importante en terme de contenus et de temps passé, internet n’est pas toutes nos pratiques numériques. Car nos pratiques sont intimement liées à nos outils et sans ces outils difficile de se rappeler ou de comprendre celles ci. Si aujourd’hui nous passons un temps énorme sur nos smartphones c’est parce ce qu’ils nous permettent.
La pratique ne pouvait donc évidemment pas être la même avec un commodore 64, un atari ST, un amiga, un blackberry ou un nokia 3310… (et là j’en ai perdus certains). L’outil conditionne l’usage c’est bien connu. Expliquer aujourd’hui que je chargeais des jeux vidéos sur des cassettes, puis des disquettes 5 1/4 puis 3 1/2 ça peut se raconter, c’est plus difficile a faire ressentir a moins d’avoir le matériel et de faire des démos.
Ou bien de faire découvrir ce qu’on appelle l’abandonware.
Un logiciel abandonné, ou abandogiciel, ou par anglicisme un abandonware, est un logiciel (le plus souvent un jeu vidéo, voire un logiciel utilitaire) considéré comme abandonné sous prétexte qu’il n’est plus en vente ou mis à jour par son éditeur ou ayant droit, si bien que certains utilisateurs prennent des libertés par rapport à la législation sur la propriété intellectuelle en l’utilisant, le reproduisant et le partageant gratuitement bien qu’il soit encore protégé. (…)
Créé par Peter Ringering en 1997 pour son webring Abandonware Ring Central8, le néologisme anglais abandonware, formé par l’amalgame de « abandon » (« abandonner, délaisser ») et de « ware » (produits), pour « software » (produits logiciels) ou pour « game ware » (jeux), s’est répandu à partir de 1997 à la suite de la banalisation de l’Internet et de la mise en ligne de sites mettant illégalement du contenu protégé à la disposition des internautes. Par la suite, certains de ces sites, dits de warez, se spécialisèrent dans les jeux passés de mode, adoptant les vocables oldwarez ou abandonwarez. Enfin la dénomination perdit le z terminal pour s’arrêter à abandonware par souci de ses adeptes de se différencier des sites de pirates.
Source wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Logiciel_abandonné
La définition de cette zone “grise” des anciens logiciels est intéressante à deux égards :
- Il s’agit de conserver la mémoire de certains logiciels et jeux vidéos anciens, qui sont plus directement des pratiques que les contenus qui sont sauvegardés par les sites et institutions pré cités.
- Le terme “warez” qui sonne aux oreilles des anciens et qui a peu à peut disparu, qui est lui même une pratique, illégale certes, mais une pratique (le piratage et l’utilisation de logiciels piratés) que l’évolution des supports et des modes de commercialisation (applications freemium) à peu à peut fait disparaitre.
L’abandonware m’amène a une autre réflexion : celle de la conservation de nos parties de jeux vidéos.
Certes certains joueurs streament et peuvent ainsi permettre la conservation de leurs parties de jeux vidéos mais le faut que nous passions aujourd’hui par des serveurs (dans le cadre des MMORPG) ou par des plateformes comme Steam pour jouer, pose la même question. Quand le serveur ferme ou quand le compte Steam est supprimé, ces mémoires, ces pratiques sont perdues.
Dans le même esprit, une fausse rumeur a couru annonçant qu’Ubisoft (un peu comme le fait google réellement) supprimait les comptes inactifs, ce que l’entreprise a débunké.
En conclusion, j’ai une dernière réflexion :
Est il devenu plus difficile d’archiver nos pratiques parce qu’elles sont devenues plus passives ?
L’évolution de nos pratiques, certains diraient de nos consommations numériques rendent plus compliqué la conservation de cette mémoire. La gestion des droits sur les contenus des plateformes de streaming (une série, un film, ne sont disponibles qu’un temps), les intelligences artificielles génératives, on dans une phase de diffusion de contenus numériques. Le contenu n’existe ou n’est disponible qu’un temps, dépend de l’accès à l’outil quand il n’est pas généré à la volée.
En tant que médiateurs, archiver nos pratiques sera d’autant plus utile pour les partager, réfléchir à l’évolution des sujets que nous avons eu à traiter mais aussi comment nos choix, nos actions, nos supports ont évoluée. Ce n’est pas qu’un travail de mémoire, mais aussi un travail de réflexion sur nos pratiques dans le temps.
Pour en savoir plus :
- https://www.bnf.fr/fr/archives-de-linternet
- https://www.nextinpact.com/article/47855/internet-archive-25-ans-memoire-web-et-numerique
- https://www.radiofrance.fr/franceinter/savez-vous-ce-que-l-on-trouve-dans-l-internet-archive-la-bibliotheque-de-l-internet-3217907
- https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-code-a-change/archiver-le-web-une-entreprise-folle-et-merveilleuse-avec-valerie-schafer-1317370
- https://usbeketrica.com/fr/faut-il-archiver-tout-ce-qui-se-trouve-sur-internet
- https://actualitte.com/article/99632/archives/internet-archive-exhume-les-gifs-historiques-des-trefonds-du-web
- https://www.lemonde.fr/pixels/article/2015/01/06/l-internet-archive-met-en-ligne-2-400-jeux-video-classiques-sous-ms-dos_4549771_4408996.html
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